Un an et demi après le massacre des 43 étudiants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa par le cartel des Guerreros Unidos, avec la complicité de la police locale, l’État mexicain est plus que jamais passé sous contrôle des narcotrafiquants, dans un pays structurellement gangrené par la corruption.
L’influence historique du narcotrafic
Le gouvernement mexicain s’est longtemps accommodé de l’influence des narcos. Dans la seconde moitié du XXème siècle, l’État ferme les yeux sur leurs trafics, en échange de leur soutien lors des opérations policières contre les ennemis politiques du PRI (Partido Revolucionario Institucional), qui détient alors le monopole de la démocratie mexicaine. La corruption touche ainsi jusqu’aux plus hauts sommets de l’État. Le frère du président Carlos Salinas de Gortari (1988-1994) a fait fortune aux côtés des trafiquants. L’alternance politique conduite par le PRD (Partido de la Revolución Democrática) et le PAN (Partido Acción Nacional) n’est que poudre aux yeux des électeurs, ces nouveaux partis de gouvernement s’empressant de tirer eux aussi profit de la filière.
La « guerre contre la drogue » lancée par Felipe Calderón en 2006 est un échec cuisant, faisant plus de 30 000 morts et conduisant à la démultiplication des groupes criminels. La volonté réformatrice et modernisatrice du PRI, revenu au pouvoir en 2012 avec l’élection de Enrique Peña Nieto à la présidence de la République, ne fait pas long feu, le parti centenaire ayant dépensé treize fois le montant permis par la loi au cours de la campagne électorale. Nul ne sait toujours officiellement d’où provient cet argent ; une préoccupation légitime dans un pays gangrené par le narcotrafic.
Depuis la prise de fonction de Enrique Peña Nieto, les forces de l’ordre ont eu recours à des méthodes typiques de la « guerre sale », symptomatiques des dictatures sud-américaines des années 1970, qui touchent sans distinction le peuple mexicain et les narcotrafiquants. Les évènements d’Ayotzinapa sont ainsi venus cristalliser une défiance sans précédent envers une classe politique mexicaine corrompue et incapable d’administrer un pays aux régions entières laissées entre les mains des narcos.
L’argent de la drogue, vitale au fonctionnement de l’économie mexicaine
Comme le relevait Le Monde diplomatique, en décembre dernier, les cartels font passer chaque année entre 19 et 40 milliards de dollars des Etats-Unis vers le Mexique, ce qui fait ainsi du trafic de drogue la principale source de devises du pays, devant le pétrole. Le narcotrafic est par là même devenu plus rentable que les multinationales mexicaines, opérant dans plus de 50 pays, considéré comme 15 fois plus profitables que le groupe Carso de l’emblématique Carlos Slim.
La connivence entre économie légale et illégale a franchi un cap supérieur en janvier 1994 avec la signature du Traité nord-américain de libre-échange (ALENA) entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. L’augmentation du trafic routier à la frontière mexico-étatsunienne est une aubaine pour les narcotrafiquants. Alors que l’administration américaine était engagée dans une lutte sans merci contre les cartels colombiens, les producteurs mexicains sont devenus rapidement les premiers importateurs de drogue aux USA.
Maillon indispensable au bon fonctionnement de l’économie réelle, l’économie de la drogue pousse ainsi les plus pauvres, mais pas seulement, dans les bras des narcotrafiquants. Ingénieurs, financiers ou chimistes renforcent désormais leurs rangs. Dans certains territoires, la population a recours quotidiennement aux narcotrafiquants, pour punir un époux infidèle ou sanctionner les délinquants, légitimant un pouvoir arbitraire et violent, où police et trafiquants de drogue travaillent main dans la main.
L’État mexicain, une institution structurellement incapable de faire face au problème
Pour Hannah Arendt, l’établissement d’un État démocratique est censé créer un contrat de protection entre l’individu et l’État. Selon elle, dans le cas du Mexique, la tension est accentuée entre les citoyens et une institution incapable de les protéger suffisamment. En marge de l’État, en majorité dans les régions rurales ou à la frontière des Etats-Unis, dans le triangle d’or et dans les États de Guerrero et du Michoacán, non content de violer les droits de l’homme, l’État a tout simplement arrêté de remplir ses obligations pour protéger le peuple. Dans une récente visite à Mexico, le haut-commissaire aux droits de l’Homme à l’ONU a ainsi exprimé la nécessité de combattre l’impunité : 98% des crimes ne sont pas résolus. Quelques jours plus tard, le général Salvador Cienfuegos, ministre de la défense nationale, refusait que les soldats impliqués dans les massacres de Tlatlaya et Ayotzinapa soient interrogés par les experts de la CIDH et de l’ONU.
Loin de représenter l’intérêt général des citoyens, le phénomène de corruption généralisée auquel fait face le Mexique a conduit à une véritable séquestration des instruments de gouvernance de l’État. Largement corrompus, les gouverneurs mexicains sont souvent proches des intérêts des narcotrafiquants. Un phénomène auquel le président Enrique Peña Nieto, élu grâce au soutien de ces mêmes gouverneurs, est véritablement impuissant. Désormais, le défi auquel font face l’État et la société mexicaine ne peut pas être analysé conjoncturellement, mais plutôt à la façon d’un détournement structurel des organisations de l’État orchestré par le crime organisé.
Crédit photo : acl0026