Le malheur français, selon Marcel Gauchet



5 septembre 2016





Tribune publiée par Nicolas Germain​ dans Paroles d'actu





À la question « Qu’est-ce qu’un pays dans le monde d’aujourd’hui ? », Marcel Gauchet répond, en ouverture des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence de cette année 2016, qu’il s’agit d’une entité politique sur laquelle se fonde la mise en relation du monde moyennant un aménagement des espaces collectifs nationaux. Le directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales, ndlr) et rédacteur en chef du Débat formalise sa thèse comme suit : la globalisation repose sur une infrastructure politique constituée par les États-nations.


La question, autant que la réponse, recouvre le champ problématique se présentant avec le plus d’insistance à l’Europe du XXIe siècle : comment les anciennes constructions politiques que sont les États-nations, dont le Vieux Continent fut le laboratoire et en est aujourd’hui le fossoyeur, doivent-elles se définir compte tenu de la marche d’un monde tout droit orienté vers la libéralisation des échanges et l’individualisation des sociétés ?


Cette tension, entre la mondialisation d’essence néolibérale et une communauté nationale structurée en un cadre étatique, constitue le point nodal retenu pour analyser dans son dernier ouvrage, Comprendre le malheur français (Stock, 2016), le pessimisme si caractéristique de la France. Après le remarquable historique du monde contemporain développé en trois volumes dans L’Avènement de la démocratie (Gallimard, 2007, 2007, 2010), c’est donc désormais cette sinistrose sans cesse présentée par les sondages comme constitutive à l’Hexagone que cet esprit libre s’attache à décrypter.


Les quelque trois cents pages de cet exercice philosophique sont rythmées par les questions d’Éric Conan, journaliste à Marianne, et de François Assouvi, directeur honoraire de recherche au CNRS ; aussi l’essai porte-t-il la marque de la maïeutique socratique et, par le biais de ces questionnements, s’attaque-t-il aux croyances dont le siècle présent est tragiquement perclus.


En un propos introductif intitulé « Pourquoi ce livre ? », le philosophe et historien justifie la pertinence de pareil sujet d’étude. Les Français, se demande-t-il, sont-ils devenus fous ? Au regard des innombrables atouts dont peut se prévaloir le pays, l’heure devrait être à la sérénité et à la confiance en l’avenir. Pourtant, grand est le décalage entre une population authentiquement pessimiste et des élites convaincues que le blocage de la société est dû au refus de celle-ci de se moderniser, et qu’il suffirait de quelques reformes libérales, visant à assouplir le marché du travail ou à accroître la compétitivité, pour amorcer une sortie définitive de la crise. Le pessimisme des élites n’en serait pas un, puisque traversé d’une conviction optimiste : « la solution est à portée de la main », et sa traduction est économique.


Suivant ce prisme économiciste, l’on répond au déficit de puissance par l’obsession de la croissance, au malaise des classes populaires par le financement d’aides sociales. Non pas que parler économie ne soit pas légitime et pertinent, mais il ne peut s’agir de l’alpha et l’oméga de l’action politique. Car se manifeste alors une rupture entre la base et le sommet, rupture symptomatique du malheur français ; la première souhaite préserver la spécificité française du rouleau compresseur de la mondialisation tandis que le second n’ambitionne que de prolonger l’intégration du pays à l’espace globalisé. Il y a, en substance, le refus de la population de l’inféodation du politique à l’économique, inféodation d’ores et déjà intériorisée et consentie par les pouvoirs en place.


La perspective historique d’un déclin national


L’une des courroies qui alimentent puissamment ce pessimisme français est le sentiment de dissolution, au fil de l’histoire, d’un glorieux passé. L’auteur situe l’acmé de la puissance française au siècle de Louis XIV, dont Voltaire disait déjà en 1751 qu’il était « le plus éclairé qui fut jamais ». La France louis-quatorzienne connaît un moment hégémonique : démographiquement elle domine l’Europe, militairement elle défait la puissance espagnole aussi bien que l’empire des Habsbourg, culturellement elle rayonne à l’international du fait du génie littéraire d’un Racine ou architectural d’un Vauban, intérieurement elle consacre la pacification religieuse du pays et l’autorité souveraine de l’État.


À cet instant, plus qu’à n’importe quel autre, se fonde l’universalisme français, et jamais plus les Français ne se contenteront de la seule prospérité économique mais appelleront de leurs vœux l’adhésion à un projet politique transcendant les particularités individuelles. L’État-nation n’existe pas encore, puisque seule la Révolution française en achèvera la formation, mais déjà s’opère une « prise de conscience d’une communauté politique de destin ».


Depuis lors le pays n’a cessé de se déclasser à l’égard de l’histoire et du monde ; arrivé au sommet de l’Everest, l’alpiniste est condamné à amorcer sa descente. Ici et là, ont été observés des « sursauts », instants héroïques où se refuse le déclin et où la réalité du présent renoue avec la grandeur des héritages du passé. Ici avec Napoléon Bonaparte, là avec le général De Gaulle. Le chapitre portant sur la France gaullienne insiste sur l’alliance réussie à cette époque entre la « masse du peuple » et le « dirigeant responsable ».


Tout concourt à l’intérêt général : l’incarnation présidentielle sert la souveraineté républicaine là où le dynamisme économique rend possible une politique de grandeur et d’indépendance, l’ensemble faisant corps avec l’identité historique du pays. Un lien de l’ordre de la transcendance et du sacré unit en un bloc collectif la communauté nationale. C’est précisément lorsqu’elle s’accompagne d’un souffle relevant presque de la métaphysique, dont est dépourvu le pragmatisme économique dans lequel elle s’enferme désormais, que la politique prend son sens véritable.


Le levier économique ne devrait être qu’un moyen au service de l’idéal politique, l’idéal du Général ayant été celui de l’unité et de la grandeur. En définitive, peu importe la nature de cet idéal, peu importe que l’on souscrive ou non à cette vision gaullienne du devenir du pays (l’on pourrait tout à fait accorder par exemple sa sensibilité à un projet socialiste), ce qui demeure déterminant est de ne pas substituer le moyen à l’idéal. La croissance pour la croissance ? À quoi bon ! Marcel Gauchet en appelle à la primauté du politique sur l’économique, la fonction majeure du gouvernant étant ultimement de « produire un récit de notre histoire collective et en tirer les perspectives ».


Le constat d’un affaissement du modèle français


Le récit chronologique de l’histoire française, auquel sont entièrement destinés les chapitres II à V de l’essai (« La France et son histoire », « La France gaullienne », « Les années de crise », « La France changée par Mitterrand »), met en exergue le tournant mitterrandien que le philosophe résume en un mot : déboussolement. Contraint d’abandonner dès 1983 l’ambitieux programme socialiste en raison d’une politique de rigueur visant à ne pas sortir du Serpent monétaire européen, François Mitterrand découvre en l’Europe le projet supranational susceptible de sauver son bilan politique. Se met en place ce que Marcel Gauchet nomme le « piège européen », éloigné du projet gaulliste d’une Europe des nations, et dont sont dépositaires les instances de l’Union européenne telles qu’elles se manifestent à présent : concurrence économique et inclination à la bureaucratie plutôt qu’à la souveraineté populaire en interne, déficit de coopération et incapacité à se définir stratégiquement à l’externe.


Concomitamment à ce choix d’effacement du fait national au profit de la supranationalité européenne, s’observe sous François Mitterrand une réorientation fondamentale de la pensée de gauche : puisque l’analyse ne se porte plus au premier chef sur la redistribution des richesses, elle se déplace sur la défense des minorités de toutes factures. Le concept de transformation sociale effectue sa mue, du socialisme traditionnel à une synthèse de libertarisme hérité de mai 1968 et de cosmopolitisme multiculturel. Sans compter, enfin, la faillite morale d’une gauche prétendue morale, entre affaires de corruption et d’écoutes téléphoniques, faussant définitivement le rapport de clarté qui prévalait entre les dirigeants et les dirigés, rapport que les successeurs de François Mitterrand ne sont pas parvenus jusqu’ici à rétablir.


Cette désintégration du lien de confiance unissant le gouvernant au gouverné n’a pour seule issue que la généralisation du « principe de précaution sociale » : ne sachant plus quel est le cap poursuivi, ne reste qu’à préserver les acquis. Les grèves de 1995 sont à cet égard révélatrices de cet état de désemparement qui saisit le pays. Construction européenne, nouvelle définition de l’idée de progrès, absence de projet politique structurant venant d’élites qui ne seraient pas déconnectées, ainsi se caractérisent les premiers pas de la France dans le monde globalisé dont l’architecture générale se dessine en ces années décisives.


L’explicitation de ce moment crucial, à savoir les deux dernières décennies du siècle passé où la France entre de plain-pied dans la mondialisation, pose les fondements du cœur de la démonstration de l’auteur : il existe une divergence profonde entre le modèle français tel que compris et intégré par les Français, et une « idéologie néolibérale » identifiée de la sorte par Marcel Gauchet. Cette idéologie, qui s’est imposée par le haut, comment la définir ? Par la règle ultime qu’elle fixe au fonctionnement d’une communauté politique : n’existent que des individus, définis par leurs droits juridiques et leurs intérêts économiques. La maximisation du bien-être collectif s’obtient par maximisation des droits et intérêts individuels.


Cette pensée se décline mécaniquement en deux lectures : l’une de gauche exhortant à la multiplication des droits individuels, l’autre de droite prônant l’enrichissement personnel. Il y a dans ce catéchisme une réelle divergence avec le libéralisme classique, qui ne pouvait considérer la liberté des acteurs d’une société autrement que dans un cadre national et étatique. Marcel Gauchet fait de la dissolution des structurations religieuse et étatique, ce qu’il appelle « l’ultime tournant théologico-politique de la modernité », le point d’appui sur lequel s’est construite cette domination néolibérale. En conséquence, l’auteur déplore « l’oubli d’une histoire commune » et « un manque de perspective collective au profit d’un programme court ne s’adressant plus qu’aux individus », pour reprendre les termes de ses deux interlocuteurs, Eric Conan et François Azouvi.


C’est pourtant dans cet arrachement aux singularités particulières que s’ancre les racines du modèle français dont les principales composantes semblent être la citoyenneté, la laïcité, l’école et la culture. Chacun de ces éléments a pour ambition l’élévation au-dessus de soi-même et la participation à un corps collectif. Tous sont désormais dévoyés dans le sillage idéologique exhibé précédemment : la citoyenneté devient la manifestation électorale des intérêts propres à chacun, l’école se range du côté de l’épanouissement personnel et de la construction d’une carrière future, la culture s’apparente aux libres loisirs. Pire, la laïcité n’est plus qu’un concept vide avancé ici comme un totem anachronique à abattre, et là comme la justification d’un séparatisme identitaire. Or, la France puise son rayonnement dans sa capacité à faire participer, au sein d’un même collectif national, des personnes aux convictions et origines différentes.


À rechercher des astres dans le désastre, trois optimismes se détachent dans cette lecture bien que placée sous le signe du pessimisme. Le premier fait écho à la question de l’Europe : la construction européenne a affermi la légitimité des nations qu’elle a voulu surplomber. Une nation, contrairement à un empire, se définit par rapport à autrui et s’inscrit dans un système de nations. L’aventure supranationale a en réalité rendu plus mûres les nations du Vieux Continent, pétries de bellicisme jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et désormais capables de reconnaissance mutuelle et de regroupement autour d’intérêts communs.


Le second optimisme couvre la problématique néolibérale. Contrairement à la victoire de l’économique sur le politique qu’annonce cette pensée à potentialité radicale, c’est en fin de compte l’indispensabilité du politique qui émerge. On en revient aux propos tenus par le philosophe lors des Rencontres économiques : le jeu international de libre-échange nécessite la présence d’États comme puissance normative en premier ressort, et comme garants du vivre-ensemble en dernier lieu. Si l’État n’est plus une superstructure visible et dominant de façon ostentatoire la société civile, cette dernière ayant acquis son autonomie, il n’en demeure pas moins l’infrastructure assurant et sécurisant le déploiement des libertés individuelles. Quand bien même existerait-il un droit à l’école pour tous, que vaudrait-il sans le financement de structures éducatives et de personnel enseignant ?


Enfin, et c’est sur ce point que se conclut l’essai, si la France ne fait plus office de grande puissance en raison même de la nature polycentrique du processus actuel de la mondialisation, il revient au pays d’assumer son rôle exemplaire et de conserver son élan pluriséculaire d’innovation politique. Tous les déterminants de l’analyse proposée par Marcel Gauchet convergent vers un unique point : la promotion d’un sort commun et collectif, pierre essentielle à l’édifice républicain dont la France doit réapprendre à être fière, pour épargner aux citoyens qui la composent le pessimisme dont ils sont frappés.


Crédit photo : Éric Spiridigliozzi pour le Parti socialiste